Dans sa comédie Tartuffe, Molière, soucieux à la fois de plaire et d’instruire son public, peint le ridicule de la fausse dévotion religieuse et de la crédulité aveugle de ceux qui l’admirent. Son personnage éponyme, Tartuffe, est un faux dévot qui a su tromper un bourgeois crédule, Orgon, en jouant le rôle d’un chrétien zélé. Orgon est si convaincu de l’honnêteté et de la piété de Tartuffe qu’il décide de lui faire épouser sa fille Mariane. Mais elle est promise à Valère dont elle est amoureuse. Dans notre extrait, Valère qui vient d’avoir connaissance de ce projet de mariage, se rend chez Mariane qui vient, dans la scène précédente, confier à sa servante, Dorine, son profond désespoir.
Acte II, scène 4 - Valère, Mariane, Dorine
VALÈRE
On vient de débiter, madame, une nouvelle
Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.
MARIANE
Quoi ?
VALÈRE
Que vous épousez Tartuffe.
MARIANE
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.
VALÈRE
Votre père, madame...
MARIANE
A changé de visée :
La chose vient par lui de m'être proposée.
VALÈRE
Quoi ! sérieusement ?
MARIANE
Oui, sérieusement.
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.
VALÈRE
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête,
Madame ?
MARIANE
Je ne sais.
VALÈRE
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?
MARIANE
Non.
VALÈRE
Non ?
MARIANE
Que me conseillez-vous ?
VALÈRE
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.
MARIANE
Vous me le conseillez ?
VALÈRE
Oui.
MARIANE
Tout de bon ?
VALÈRE
Sans doute.
Le choix est glorieux et vaut bien qu'on l'écoute.
MARIANE
Hé bien ! C'est un conseil, monsieur, que je reçois.
VALÈRE
Vous n'aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.
MARIANE
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.
VALÈRE
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, madame.
MARIANE
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.
DORINE, se retirant dans le fond du théâtre
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.
VALÈRE
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'était tromperie
Quand vous...
MARIANE
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter ;
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.
VALÈRE
Ne vous excusez point sur mes intentions.
Vous aviez pris déjà vos résolutions,
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.
MARIANE
Il est vrai, c'est bien dit.
VALÈRE
Sans doute ; et votre cœur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
MARIANE
Hélas ! Permis à vous d'avoir cette pensée.
VALÈRE
Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.
MARIANE
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...
VALÈRE
Mon Dieu ! laissons là le mérite.
J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi.
Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi :
Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.
MARIANE
La perte n'est pas grande, et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.
VALÈRE
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins.
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
MARIANE
Ce sentiment sans doute est noble et relevé.
VALÈRE
Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé.
Hé quoi ! vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
MARIANE
Au contraire ; pour moi, c'est ce que je souhaite,
Et je voudrais déjà que la chose fût faite.
VALÈRE
Vous le voudriez ?
MARIANE
Oui.
VALÈRE
C'est assez m'insulter,
Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours.
MARIANE
Fort bien.
VALÈRE, revenant
Souvenez-vous au moins que c'est vous-même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
MARIANE
Oui.
VALÈRE
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien qu'à votre exemple.
MARIANE
À mon exemple, soit.
VALÈRE , sortant
Suffit : vous allez être à point nommé servie.
MARIANE
Tant mieux.
VALÈRE , revenant encore
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.
MARIANE
À la bonne heure !
VALÈRE
Hé ?
Il s'en va et, lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.
MARIANE
Quoi ?
VALÈRE
Ne m'appelez-vous pas ?
MARIANE
Moi ? Vous rêvez.
VALÈRE
Hé bien, je poursuis donc mes pas.
Adieu, madame.
(Il s'en va lentement.)
MARIANE
Adieu, monsieur.
Molière, Tartuffe, Acte II, scène 4, 1669
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